"En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple
d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou
Quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout."
Moscou... Moscou disparaissait. Ses toitures disparaissaient. Ses lumières disparaissaient. Tout se reflétait dans un regard azuré qui lui-même se reflétait dans la vitre. Et ce reflet-là aussi disparaissait, sous la buée du souffle chaud. Lorsqu'enfin Moscou ne fut plus qu'un souvenir, Lidal osa détourner la tête de la fenêtre glacée. La petite boule de poils qui dormait, blottie contre elle, était sa seule compagnie dans ce long voyage. Qui aurait cru qu'un jour elle irait se perdre au cœur de la Russie ? Certainement pas elle. Mais pour David, pour Margot et pour la tante Maureen, cette solitude était un sacrifice qu'elle acceptait de faire.
"J’étais très heureux insouciant
Je croyais jouer aux brigands
Nous avions volé le trésor de Golconde
Et nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l’autre côté du monde
Je devais le défendre contre les voleurs de l’Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne
Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine
Et les enragés petits mongols du Grand-Lama
Alibaba et les quarante voleurs
Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne
Et surtout, contre les plus modernes
Les rats d’hôtel
Et les spécialistes des express internationaux.
Et pourtant, et pourtant
J’étais triste comme un enfant."
Bercée par les cahots du chemin, Lidal somnolait. Elle ne pensait à rien en particulier, si ce n'est à un poème...
Un courant d'air glaçant fit le tour du compartiment, triomphant d'avoir franchi la porte. Un simple coup d’œil à son côté suffit à montrer à la jeune fille l'absence de la loutre dormant... Étrangement, Moscou réapparut pour disparaître à nouveau dans les abîmes de sa mémoire. Tout à fait éveillée, elle se leva et sortit du compartiment, suivant une faible flamme bleutée qui disparaissait sur le sol. Disparaissait... Elle aussi. Dans le couloir, un homme aux lunettes bleues faisait les cent pas. Il s'arrêta un instant pour détailler la nouvelle venue, laissant un frisson de dégoût parcourir le dos de la jeune femme, avant de reprendre, inlassable, sa marche nerveuse. Plus loin, une petite blonde étrange qui frappait à la porte d'un compartiment. Entre les deux, le pelage d'un animal disparaissant dans une cabine à la porte légèrement entrouverte. Lidal ne prit pas le temps de prévenir qui que ce soit de quoi que ce soit et ouvrit en grand ladite porte.